lundi 24 février 2014

La Bête du Gévaudan

Encore un mystère de l'Histoire dont on a fait un film.... Le film s'appelle "Le Pacte des Loups", et je vous invite à le regarder, car il s'agit d'un film extraordinaire, et pour une fois, d'un film français.
Christophe Gans, le réalisateur (ex-rédacteur en chef du défunt magazine Starfix) met en images à la fois un film historique, visuellement beau, historiquement très proche de la réalité, et surtout hyper symbolique. Sans entrer dans le détail, les nombreuses allusions dans le film à la fraternité de Mani, l'indien et du Chevalier Grégoire de Fronsac, ainsi que les épées jumelles utilisées par ce même Chevalier pour châtier les méchants sont une catharsis liée à une douloureuse épreuve de la vie du réalisateur. Maintenant que le décor est posé, entrons dans le vif du sujet...


La légende

Il faut bien commencer par quelque chose. La première attaque recensée et attribuée à la Bête aura lieu le 30 juin 1764. La dernière attaque attribuée à la Bête aura lieu le 19 juin 1767. Soit 3 ans de terreur en Gévaudan.

La légende est très simple. Une bête "démoniaque" attaque une centaine de personnes et tue sans discernement. Malgré les chasses, les battues, elle est insaisissable. Des Dragons du Roi la pourchassent : ils font chou blanc. On lui tire dessus, on la touche, elle ne parait pas blessée. Mieux, elle parle, profère des jurons, crache sur le sol, se tient sur les deux pattes arrières.
Bref, très rapidement, on sort du factuel pour plonger dans le fantastique. On attribue des capacités fantastiques à la Bête. On la voit à trois endroits différents simultanément. Et très rapidement, la Légende dépasse tout ce qui a pu être imaginé auparavant.
La Bête est abattue une première fois (On l'appelle le Loup des Chaze, du nom de la contrée dans laquelle il a été abattu, mais on l'identifie comme un très gros loup, pas comme un autre animal). La Paix revient quelques temps, puis les meurtres recommencent. Il y a une autre Bête.... ou la première n'était pas la bonne.
Un jour un chasseur du nom de Jean Chastel fait réaliser des balles d'argent avec une médaille de la Vierge Marie et les fait bénir par un prêtre. Lors de la chasse ultime, il prie, récite ses litanies. La Bête se présente devant lui, attend qu'il ait fini ses dévotions et même qu'il ait fini de plier ses lunettes et d'armer son fusil. Une Bête vraiment complaisante. Jean Chastel tire, la Bête meurt...et ne reviendra plus jamais.


Réfléchissons un peu

Si l'on reprend les faits (Google est votre ami), on se rend compte que cette affaire est plus complexe qu'il n'y parait au premier abord. Voici une synthèse des caractéristiques et comportements de la Bête.
  • Tout d'abord, les gens de la campagne de cette époque connaissent tous les loups, voire les ours. Mieux, en Gévaudan, la population de loups était importante, et les gens du cru n'avaient pas peur de ces animaux. Or là, ils n'identifient jamais ni un ours, ni un loup. On ne parle pas du "Loup (Ours) du Gévaudan", mais bel et bien de la "Bête"...
  • La Bête résiste aux balles de fusil... les chroniques de l'époque mentionnent plusieurs fois que la Bête est touchée par des balles de fusil, tombe mais se relève. Elle est d'ailleurs plusieurs fois blessée, notamment lors du "combat de Portefaix" (7 enfants entre 8 et 12 ans résistent à la Bête, et la mettent en fuite) et lors de l'épisode de la "pucelle du Gévaudan" (une jeune fille blesse la Bête à coups de lance et la Bête saute dans une rivière pour pouvoir s'enfuir). Et un animal lèche ses plaies mais ne se soigne pas seul.
  • La Bête n'attaque jamais les nobles. Il est vrai que les nobles sont presque toujours escortés (ou en tout cas, rarement seuls), mais le fait est que seuls les gens du peuple sont victimes de l'animal.
  • Les animaux domestiques font barrage et la mettent en fuite. De nombreux enfants et jeunes filles survivent car ils ont été protégés par leurs vaches ou boeufs....
  • La Bête attaque principalement des femmes et des enfants. C'est sans doute parce que les hommes ont presque toujours des fourches, des haches ou des faux à la main. La Bête n'est donc pas si bête que ça...
  • La Bête n'a pas peur de l'Homme. Si sa première attaque échoue, elle se retire à peu de distance et attend un moment plus favorable pour ré-attaquer. Ce n'est pas le comportement d'un animal à l'état sauvage. 
  • De même, elle attaque sans avoir faim. Là encore, ce type de comportement n'est pas naturel pour un animal sauvage. Seul des animaux malades attaquent sans raison (notamment à cause de la rage), mais ils ne vivraient pas aussi longtemps.
  • Les Dragons font chou blanc. Bien évidemment. Les Dragons sont la cavalerie lourde. On les entend venir à des kilomètres à la ronde. Pas évident de chasser un quelconque animal dans ces conditions. Que la Bête soit sourde aurait été un coup de chance.
  • L'antropomorphie de la Bête aussi prête à réfléchir. Que l'on voie un homme à proximité de la Bête pourrait encore passer mais là c'est carrément la Bête qui parle, jure, crache et marche sur 2 pieds. Etonnant pour une Bête, non ???
  • La Bête déshabille ses victimes. Un comportement des plus rares chez n'importe quel animal (à ma connaissance, il n'existe aucun cas recensé). 
  • Et encore plus rare chez un animal, la décapitation. La Bête aurait décapité 14 victimes (ou tout au moins tranché très nettement la base du cou). Aucun animal n'aurait un comportement pareil.
  • La Bête franchit également des obstacles que ne pourrait pas passer un chien : elle a une agilité hors du commun. Plusieurs témoignages le confirment.
  • La Bête apparaît à 3 endroits à la fois et fait 3 victimes. Une déformation de l'espace-temps, sans le moindre doute....car dans la réalité, c'est impossible. 3 Bêtes sont elles à l'oeuvre ?
  • La mise à mort de la Bête est elle aussi exceptionnelle, car attestée par des témoignages de l'époque. Elle se poste en face de son chasseur (Jean Chastel) et attend patiemment le coup de grâce. Après cette élimination, la Bête disparaît définitivement.



Comment synthétiser toutes ces données ?

Il va de soi que l'abondance des témoignages et leur matérialité exclut l'hallucination collective (ou le mensonge). La seule chose certaine, c'est qu'en ces temps, il y avait un certain obscurantisme, notamment dans une zone aussi rurale que le Gévaudan. Donc, les faits ont été enjolivés et déformés pour créer une sorte d'animal démoniaque et omnipotent. Les superstitions sont aussi passées par là. Bref, les faits ont été occultés au profit d'un récit à l'horreur renforcée à chaque nouvelle victime, par la surenchère imaginative et populaire.
Les victimes sont bien réelles. Et il existe des traces factuelles et donc objectives. Commençons par explorer ces pistes.
Il faut savoir qu'un loup peut parfaitement tuer et dévorer un homme. Les histoires et les fables de notre enfance ne sont pas pure invention. Il existe des cas attestés, et même des cas récents ou le loup attaque l'Homme. Mais c'est presque toujours pour se nourrir ou se défendre. Revenons à notre Bête.
Tout d'abord, personne ne nomme la bête "loup". Dans le Gévaudan, on connaît très bien les loups, et pourtant on nomme l'animal "bestia", ce qui a donné la "bête". Donc... ce n'est pas un loup. C'est autre chose.

Les traces de la Bête

La Bête laisse des traces sur le sol. Après notamment l'épisode dit de la "pucelle du Gévaudan", le porte-arquebuse du Roi de France relève les traces sur le sol. Pour lui, ces empreintes "n'offrent aucune différence avec le pied d'un grand loup". Même si les loups s'attaquent rarement à l'homme et cherchent des proies plus faciles, il est arrivé que plusieurs loups attaquent un homme pour le manger.  Il y a au moins 2 animaux et c'est toujours le même qui attaque. Donc les loups peuvent se nourrir d'hommes, mais le cas est rare, et en règle générale, le loup n'attaque pas seul. Si vous vous rappelez votre jeunesse et Croc Blanc (et les documentaires animaliers actuels), une meute de loups n'hésitera pas à attaquer un homme si elle est poussée par la faim. 
De la même façon, si un animal devient anthropophage il doit être abattu : une fois qu'il a compris que l'homme est une proie facile il va se spécialiser dans cette chasse : j'en veux pour preuve, les battues contre les tigres mangeurs d'hommes en Inde, ou les deux lions anthropophages (et sans doute homosexuels) d'Afrique chassés et abattus.
Nous avons donc une Bête qui ressemble fortement à un énorme loup, mais qui n'en est pas un.

L'autopsie de la Bête de Jean Chastel

On peut supposer que Jean Chastel abat la Bête, puisque après son coup de fusil, les attaques cessent. La Bête abattue a été mesurée par les bons soins d'un notaire royal du nom de Marin.
Il donne les mensurations et autres caractéristiques physiques de la Bête. Certaines données sont intéressantes...
Tout d'abord, la dentition. La formule dentaire de la Bête désigne un canidé. C'est donc une variété de chien.
Les mensurations : l'animal mesure 99 cm sans la queue et sa queue ne fait "que" 21,6 cm. L'ouverture de la gueule, 19 cm, et la langue, 38 cm.... Impressionnant, mais je continue... La largeur des pattes 12,2 cm et la longueur des oreilles 12,2 cm. Prenez un double-décimètre et vérifiez par vous même pour vous faire une idée du bestiau.....
On peut donc exclure tous les animaux "exotiques" (qui sont assez difficiles à se procurer, surtout à cette époque) ; ours (il n'est pas très exotique, je sais), hyène, lion (et autres félins), carcajou ou même babouin (Le babouin se domestique facilement et peut se montrer féroce. C'était l'auxiliaire des "policiers" chargés de lutter contre les pilleurs de tombes dans l'Egypte antique).
Ce n'est pas un loup. Reste...le chien.... Mais pas un chien ordinaire.
Le chien est une énigme du point de vue biologique. Il descend du loup, on en a la confirmation génétique. Ce qui est curieux, c'est que le chien est une espèce à part entière, mais que si on l'accouple avec des loups, des coyotes ou des chacals (j'ai vérifié, on ne dit pas chacaux ;-) ) on obtient des enfants. Le chien est comme qui dirait à la croisée des lignées. Il peut se mélanger avec d'autres espèces. Un mystère de la Nature, mais un vrai, celui-là.
Les formats varient aussi du chihuahua mexicain au berger anatolien qui peut peser jusqu'à 90 kg. Or, la transmission orale fait état d'un poids de plus de 50 kg pour la Bête. Aucune confirmation écrite. Mais nous commençons à aller sur la bonne voie. Par exemple, le dingo d'Australie (grosso-modo, un chien retourné à l'état sauvage et croisé avec des canidés locaux) est suspecté d'être dangereux pour les enfants en bas âge....
Or, si on s'en réfère aux témoignages, les loups abattus et identifiés comme étant la Bête, y compris la dernière Bête abattue, ont une tache blanche sur le poitrail, caractéristique de l'hybride... Il s'agit donc de façon presque certaine, de croisements....


La manipulation génétique

"La tulipe noire" est un roman d'Alexandre Dumas dont l'action se place en 1672. Un jeune médecin croise des bulbes pour produire la fameuse "tulipe noire" par croisements génétiques.
L'hybridation est connue bien avant les travaux de Mendel. Mais la méthode est empirique : on fait des croisements et dans le résultat, on choisit le sujet qui correspond le mieux au desiderata du manipulateur.
A titre d'exemple, le chien loup n'apparaît qu'à partir de 1930. Il y a deux races recensées officiellement car elles sont considérées comme génétiquement stables.
Les chiens loups ne cherchent pas l'affrontement, et ils prennent la fuite le plus souvent, non par peur mais parce que la confrontation leur parait inutile. Mais si le conflit est inévitable, alors ils ont la vivacité, l'agilité et la puissance nécessaires pour prendre le dessus.
A l'époque de la Bête, les troupeaux sont gardés par des mâtins, sortes d'énormes chiens. Ces chiens sont des colosses qui peuvent lutter avec les loups et avoir le dessus. C'est une sécurité quand on leur confie un troupeau. D'ailleurs, plusieurs fois, ils mettront la Bête en échec et en fuite. Un mâtin pourrait se croiser avec un loup ou tout autre canidé (y compris les hyènes et les chihuahas).
Un croisement sur plusieurs générations pourrait permettre d'obtenir une race ayant des caractéristiques physiques bien supérieures à la moyenne. Ensuite un dressage adéquat pourrait lui donner le goût de la chair humaine. Le croisement pourrait être naturel ou intentionnel... Mais quel croisement permettrait d'obtenir une telle Bête ? Bien malin qui saurait le dire...


Le contexte

La région a été le théâtre de luttes féroces entre Catholiques et Huguenots. De nombreuses exactions ont été commises de part et d'autres. Toutes les victimes seraient (à priori) Catholiques.
Les gens ne sont pas plus spécialement croyants à une période de l'histoire qu'à une autre. Mais leur dévotion varie en fonction de paramètres externes liés à leur conception de la sécurité. Si un jour vous devez faire un saut en parachute, vous verrez que vous apprendrez à prier en moins de 5 minutes pour que votre parachute s'ouvre.
Dès le départ, la Bête est assimilée à une créature démoniaque et les gens prient pour que leurs pêchés leurs soient pardonnés et la Bête chassée.
L'histoire de l'Ardèche est intimement liée au protestantisme. Entre 1685 et 1787, c'est le temps pour les protestants de la résistance et de la clandestinité. Les Huguenots appellent cette période "le Désert" ou "Sous la Croix". Les persécutions par les Catholiques sont nombreuses et violentes.
Historiquement aussi, la Guerre de 7 ans vient juste de prendre fin. La France, grande puissance décline au profit de la Prusse et l'empire britannique commence à prendre de la puissance.
Le climat est donc très explosif. C'est d'ailleurs pour toutes ces raisons que les Dragons sont stationnés sur place. Ils maintiennent la paix civile. Ils sont là avant l'apparition de la Bête et c'est la Bête qui les chassera à cause de leur inefficacité.



L'invulnérabilité de la bête

Le cadavre de l'animal identifié à la Bête a été identifié par des témoins qui ont reconnu l'animal ainsi que les blessures qu'il portait. Leurs témoignages ont été notés dans le rapport Marin. Donc l'animal a pu être blessé plusieurs fois et a guéri. Mais il ne portait pas "d'armure" en cuir pour se protéger, comme l'envisageaient certaines théories. L'animal abattu par Jean Chastel n'avait que sa peau.
Comment expliquer alors cette invulnérabilité ? Tout simplement avec l'armement de l'époque. La précision des fusils n'était pas extraordinaire, mais entre les mains d'un bon tireur n'importe quelle arme peut blesser. Par contre, la qualité de la poudre est sujette à caution. Les poudres de ce temps ne sont pas des modèles de stabilité, elles sont mal stockées, mal transportées et le Gévaudan est une région assez humide. De même, le dosage de la poudre n'est pas toujours adéquat : on peut en mettre moins si on souhaite tirer avec une cadence accélérée.
Bref l'invulnérabilité n'est peut être due qu'à la faiblesse de l'armement, mais rien n'exclut une armure souple en peau de sanglier que la Bête n'aurait pas portée le jour de son trépas. Mais la présence (ou l'absence) de cette "armure" implique.... une action humaine.


La piste humaine

Dans toutes nos affaires, le point faible ou la Pierre d'Achoppement, c'est encore et toujours, l'humain. On ne peut jamais faire l'économie de la piste humaine.
Je vais lâcher le mot magique : la lycanthropie. Pour faire simple, il s'agit d'une pathologie reconnue où une personne s'identifie à un animal. Un cas a été étudié en 1977. Une femme se prenait pour une louve et se comportait comme telle. Le cas était une pathologie très complexe, et une longue psychothérapie fut indispensable. Elle fut finalement soignée, malgré de nombreuses rechutes, notamment les soirs de pleine lune.
La lycanthropie nécessiterait un billet à elle seule (cliquez ici pour lire ce billet). Mais c'est une pathologie officiellement reconnue. Donc les lycanthropes existent, et, de nos jours, sont soignés.
La Bête marche sur ses pattes arrière, crache, jure et décapite une quinzaine de victimes et en déshabille certaines. De là à voir une intervention humaine, il n'y a qu'un pas.
Donc il est facile de déduire une piste qui implique un serial-killer (bien avant la création du concept) fragile psychologiquement ou surtout lycanthrope qui aurait participé aux exactions de la Bête.
Les Chastel ont une réputation épouvantable : le père (vainqueur de la Bête) est réputé sorcier. Un de ses fils est considéré comme loup-garou (lycanthrope). Mieux, ils fraient avec les Huguenots du Vivarais (où une autre Bête sévira, voir plus bas), qui sont de farouches ennemis des Catholiques.
Mais ce qui est le plus troublant, c'est que le 16 août 1765, suite à une blague de mauvais goût, toute la famille Chastel est emprisonnée. Les victimes (qui sont pourtant à un haut niveau hiérarchique administratif : elles ont fait emprisonner les Chastel immédiatement sur un simple Procès Verbal) ont tellement peur de la réaction de la famille Chastel qu'elles demandent que les 3 hommes ne soient libérés que 4 jours après leur départ...
Or, durant cette période, les attaques de la Bête diminuent notablement. De là à voir une relation de cause à effet....
Enfin la mise à mort de la Bête est elle aussi un cas d'école. La Bête se présente devant son vainqueur et attend la balle qui la tuera. Il est plus que probable que la Bête connaît l'homme et réciproquement.


La piste psychologique

Qu'est ce qui a provoqué un tel revirement chez Jean Chastel ?
On part d'une famille de marginaux, plus ou moins mis au ban de la société pour finir avec un héros pieux et exemplaire.
Une famille qui effraie des nobliaux et les met en joue, a quelques mois plus tard un père qui récite ses litanies alors qu'on ne l'a jamais vu auparavant faire preuve de piété.... et qui abat la Bête qui se présente à lui d'un seul coup de fusil alors que des centaines de chasseurs n'y ont pas réussi.
Un Bête plus rapide, plus agile et plus puissante que la normale, qui ressemble à un loup sans en être un vient se faire tuer, sagement, au moment le plus opportun. Le suicide n'a jamais fait partie des comportements animaux (lemmings, guêpes et scorpions inclus).
Que la famille Chastel terrorise une population qui les rejette, est entendable. Que n'ayant pas de convictions religieuses, il se mette au service de Huguenots pour terroriser des Catholiques est entendable. Mais qu'une homme qui a une telle réputation devienne un dévot Catholique pose quelques problèmes de compréhension.
A l'origine, c'est un chasseur émérite. Il connaît donc le gibier mais aussi les chiens. Il ne brille pas spécialement par l'assiduité dominicale à la messe. On le surnomme d'ailleurs "Fils de la Masco", la sorcière en patois. Donc déjà assez marginalisé. De plus, on l'accuse d'être un "meneur de loups", autrement dit un "homme qui murmure à l'oreille des loups" et qu'il convient de ne pas se mettre à dos pour éviter des représailles. L'affaire prend corps. Qu'un homme de cette trempe (ou de ses fils en liaison avec lui) s'essaie à des croisements génétiques et nous avons la solution de notre énigme.

Par contre, il est peu probable que ce soit lui, le coupable. Il s'agit probablement de son fils, lycanthrope qui a été le meneur de la Bête. Sa lycanthropie serait peut être liée à un choc psychologique dû au fait qu'il aurait été fait prisonnier par des pirates maures. Par vengeance ou esprit de lucre, ou tout simplement pour protéger son fils, Chastel aurait laissé faire.
Cela explique la présence humaine auprès de la Bête, les crachats, les jurons, la Bête qui se déplace sur deux pattes (les Lycanthropes revêtent des peaux de loups. C'est leur pathologie d'identification à l'animal) et tout ce qui fait le lien avec les décapitations, et la nudité des cadavres. Certains lycanthropes peuvent utiliser des outils reproduisant les griffes des loups et s'en servir.....
Le choc salutaire aurait été provoqué chez Jean Chastel par la vision des corps déchiquetés de deux fillettes assassinées, de la famille Denty. Qu'à t il vu dans ces corps ? 
  • La trace d'un outil visant à reproduire les griffes de loup ? 
  • Le dégoût de la brutalité de la Bête ? 
  • L'horreur des actions de sa famille dégénérée ? 
  • La lassitude de tout ce sang ? 
  • La peur que l'on se rapproche trop de lui (ou de son fils) en tant que coupable ? 
  • Le simple repentir ? 

Toujours est il qu'après la vison des corps mutilés des deux fillettes (selon la légende, il aimait bien les deux fillettes), il passe à l'action et résout le problème....
Le fin mot de l'histoire de la Bête se situe là et pas ailleurs. Le reste laisse des traces, des rapports, des comptes-rendus et des mesures.
La véritable histoire de la Bête se joue au niveau psychologique, pas ailleurs.


L'ubiquité de la Bête

Une des objections fréquemment soulevées par la piste de Jean Chastel c'est que la Bête frappe simultanément en plusieurs endroits. Cela suppose qu'il y ait plusieurs Bêtes. Mais d'après les derniers résultats des chercheurs qui se sont penchés sur la question, il n'y a pas d'impossibilité à ce que la Bête soit unique et se déplace rapidement pour perpétrer ses forfaits.

Certes, elle devrait avoir une certaine rapidité, mais nous avons vu que les hybrides pouvaient avoir cette qualité. Donc là, nous restons sur notre faim. Deux Bêtes ont été abattues on peut supposer que le loup des Chazes était un des ancêtres de la Bête (père, mère, grand-père ou grand mère), mais la véritable Bête a été réellement abattue par Jean Chastel. La réalisation d'un tel plan a du être assez complexe pour que la vraie Bête soit unique, les autres animaux étant, soit non viables et morts à la naissance, soit éliminés par la famille Chastel pour ne conserver que celui qui paraissait le meilleur.
Une seule Bête était plus facile à dissimuler et n'oublions pas que si on veut lui donner le goût pour la chair humaine, il faut la nourrir avec. Même si la mortalité infantile est forte à cette époque, le nombre de meurtres à réaliser pour nourrir une bête est important. Pour 2 ou 3 Bêtes, c'est une prise de risque immense. Donc il est fort probable qu'il n'y ait eu qu'une seule Bête.
Reste la question de la reproduction naturelle. Cette Bête a t elle copulé avec d'autres canidés ? La nature étant bien faite, comme la stabilité biologique ne devait pas être assurée, il est probable que sa lignée s'est éteinte avec elle.


La Bête n'est pas unique

  • Déjà en 1763, une Bête sévit mais dans le Dauphiné. Cette bête est "de la taille d'un très gros loup, couleur café brûlé un peu clair, ayant une bande une barre un peu noire sur le dos, le ventre d'un blanc sale, la tête fort grosse (et rebondie ?), une espèce de bourre qui forme houppe sur la tête et à coté des oreilles, la queue couverte de poils comme celle d'un loup ordinaire mais plus longue et la portant retroussée au bout". D'aucuns supposent qu'il s'agit de la future Bête du Gévaudan qui se fait les dents (oui, j'ai osé mais j'ai honte) sur la population locale avant de partir en Gévaudan.
  • En 1632, une Bête terrorise la région au sud de Caën. Une sorte de "grand dogue d'une agilité et d'une rapidité extraordinaires". Elle dévore une quinzaine de personnes en un mois. Des forestiers tirent sur elle, avec leurs arquebuses, mais sans la blesser. La Bête de Caën (un hybride là encore) fera une trentaine de victimes avant d'être abattue. Les similitudes sont troublantes. Mais dans ce cas, le croisement est il naturel ou volontairement recherché par une personne ?
  • En 1679, la Bête de Fontainebleau attaque et dévore des bûcherons. Une "Bête énorme", sans plus de précisions fût tuée en 1700, mettant fin aux attaques. La longévité de l'animal est extraordinaire et pose de nombreuses questions. Et là encore d'immenses battues furent organisées durant toutes ces années, décimant les loups de la zone.
  • En 1731, la Bête d'Auxerre. Elle fera 28 victimes "officielles". En 1734, deux énormes loups sont abattus et les attaques cessent. En 1817, une Bête reviendra. Un témoin la décrit comme un "mâtin avec les oreilles droites". A cette époque, comme je l'ai déjà dit, le mâtin est un gros chien de berger, capable de lutter avec les loups pour défendre son troupeau.
  • La Bête du Vivarais (ou des Cévennes) de 1809 à 1813. L'animal est décrit comme "une sorte de loup, de la taille d'un veau, poils gris et rouges, ayant le ventre tombant et très gros, dont le poil est blanc avec des roudeaux tigrés, tâchés de blanc. La tête et le museau sont longs, la queue est longue et relevée sur la pointe". Une trentaine de victimes.
  • La Bête des Vosges (1975-1976) un carnassier non identifié attaque du bétail et tue de nombreux animaux de toutes tailles, mais aucune attaque sur l'homme. L'animal n'a jamais été identifié. Les attaquent cessent aussi brusquement qu'elles ont commencé. Dans les Vosges, d'autres Bêtes succédèrent à celle-ci, mais ces Bêtes là sont de simples loups.
  • La panthère des Calanques : plutôt une galéjade marseillaise. Une panthère noire aurait été vue dans les calanques marseillaises qui aurait obligé les autorités à fermer l'accès aux calanques.... A vous de vous faire une opinion. L'animal n'a jamais été photographié et très peu vu....



Le mot de la fin

Toutes ces analogies (ou presque) posent de formidables questions. Nous avons balayé des dizaines de sujets et de thèmes pour en arriver à la conclusion que seul l'Homme tue sans intention de se nourrir ou de se défendre. Que les serial-killers ne sont pas nés aux Etats Unis et que la lycanthropie est une maladie réelle qu'il convient de soigner comme il se doit, malgré la complexité de son diagnostic.
Les humains sont capables du pire, mais parfois ils cherchent la rédemption. On ne joue pas impunément avec la Nature. A notre époque, nous aurions pu soigner le fils atteint de lycanthropie, mais à cette époque, c'était une malédiction. Il nous faut rester modestes, des dizaines de Bêtes ont sévi en France, certes, moins connues que celle du Gévaudan et nous ne les avons pas identifiées même si elles ont été abattues et pour certaines on ne sait absolument rien.
Tout est dans la psychologie. La technique n'est rien. Ce sont des croisements génétiques qui ont été effectués, mais le fait déclencheur était psychologique avec la mise à l'index de toute une famille et sa résolution a été due à un choc psychologique. La catharsis a été longue, mais elle est venue.
L'histoire se rappelle de Jean Chastel mais pas de ses fils. Le mystère concerne maintenant les motivations de chacun.



En conclusion

Le débat n'est pas et ne sera sans doute jamais clos.
Le traitement historique aussi est surprenant. Louis XV envoie ses hommes de confiance pour éliminer la Bête, pour éviter d'être la risée de l'Europe, et pour raison d'Etat, il fera la sourde oreille quand les meurtres recommenceront.
La Bête traquée par des Dragons aux casques brillantes et aux lourdes cuirasses sonores est un exemple d'inadéquation totale entre un problème et les outils de sa résolution.
L'exclusion sociale et les maladies mentales non diagnostiquées sont aussi à méditer pour éviter les comportement extrêmes, surtout à une période aussi difficile que la notre.
La Clé de la Bête, c'est l'Homme.


Si vous voulez en savoir plus :
Michel Louis a participé à l'écriture du scénario du "Pacte des Loups"
Une étude passionnant sur ce lien : La deuxième mort de la Bête du gévaudan....

Edit :
Je remercie une fois encore Patrick Berthelot pour son érudition et sa participation à ce modeste blog. Il est le webmaster d'un site qui s’intéresse en profondeur à la Bête, et qui est bien plus fouillé et plus documenté que mon blog, beaucoup plus axé sur le mentalisme.
Je vous invite donc à aller voir son site sur la Bête du Gévaudan....
Jetez aussi un oeil sur sa chaine YouTube....
Encore une fois Merci.


3 commentaires:

  1. Bel article , tout à fait intéressant. Toutefois , en ce qui concerne les premiers chasseurs officiels de la Bête , les cavaliers de la Légion (Volontaires) de Clermont-Prince, vous commettez un lourd impair . En effet , vous laisser entendre que ces cavaliers étaient des dragons royaux et appartenaient à la cavalerie lourde : << Les Dragons font chou blanc. Bien évidemment. Les Dragons sont la cavalerie lourde. On les entend venir à des kilomètres à la ronde. Pas évident de chasser un quelconque animal dans ces conditions. Que la Bête soit sourde aurait été un coup de chance.>> Mais la réalité est diamétralement opposée à ce que vous affirmez ici , puisque ces soldats n'appartenaient en rien aux régiments de dragons du roi Louis XV (17 régiments à la réforme de Choiseul entre 1762-67) mais n'étaient autres que de la cavalerie légère issue d'un régiment mixte princier de la maison de Clermont-Condé ,composé aussi d'infanterie , de grenadiers et de fusiliers , d'un état-major particulier auquel appartenait Duhamel (il ne commandait pas de compagnies)et même d'une petite artillerie qui était rattachée à l'infanterie en 1758-59. Il existe des dizaines d'archives qui le prouvent . Nous sommes à des années lumières de ces dragons que vous citez ! Les dernières découvertes prouvent d'ailleurs que ces cavaliers étaient à plus de 90% des hussards et non des dragons , soient-ils des troupes légères ! Votre évaluation ne repose donc que sur ces erreurs historiques colportées par certains historiens totalement incompétents dans ces domaines particuliers. Il n'y avait pas plus ''légère'' que cette cavalerie des Légions (ou Volontaires) en 1764 et 1765 ! Sans compter que faute de monture , la plupart de ces hommes servaient à pied (avec guêtres et souliers à la place des bottes souples ). A plus de deux cent années des faits, il est sans doute temps que la légende laisse enfin sa place à l'Histoire ne croyez-vous pas ? ...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tout d'abord, merci à la fois pour votre participation et surtout pour ces précisions très documentées. Vous êtes certainement un passionné et c'est une chance de vous lire.

      Et effectivement, je suis d'accord avec vous, la réalité est bien plus passionnante, car toute cette histoire (avec un petit h) a laissé une trace dans l'inconscient collectif et dans l'Histoire (avec un grand H).

      Disons que, de mon point de vue (qui est critiquable, bien sûr), les méthodes de traque qui ont été employées pour cette Bête n'ont pas été optimales. Une troupe nombreuse peut mener une battue, mais elle ne sait pas ce qu'elle va débusquer. C'est valable pour une chasse, lorsque l'on peut tirer sur n'importe quel gibier.

      Dans ce cas précis, on se trouve sur une traque pour éliminer une bête spécifique. C'est l'affaire de chasseurs expérimentés, de traqueurs. Combien de bêtes "standard" (lapins, sangliers, cerfs,...) pourrait découvrir une troupe de militaires en progression ?

      Et c'est bien le noeud du problème. Cette Bête ne pouvait pas se traquer suivant les critères habituels. Même les louvetiers n'ont pas la technique pour traquer une bête spécifique... et encore plus si c'est une charge honorifique.

      Des chiens bien entrainés et quelques hommes expérimentés dans la chasse auraient été plus efficaces, à mon avis.

      Quoi qu'il en soit, merci énormément pour cette réponse parfaitement documentée et pour votre critique que j'ai trouvé particulièrement pertinente.

      Supprimer
  2. C'était juste une petite précision sur la réelle nature des chasseurs militaires qui étaient extrêmement mobiles et légers , mais qui n'avaient pas la chance d'être renforcés par des chiens comme vous le soulignez très justement. Au delà de ces petits éléments , qu'il ne faut pas omettre, votre article est très bien rédigé , passionnant et complet . Bravo

    RépondreSupprimer

N'hésitez pas à laisser un commentaire pour exprimer votre avis ou critiquer ce billet. C'est à vous.... Ecrivez !